Au début du mois d’octobre 2020, HEC Paris a commencé à dispenser à Abidjan les premiers cours du Certificat Executive Leadership & Entrepreneuriat. Afrique IT News s’est entretenu avec Laurence Lehmann-Ortega à propos de cette formation dont la vocation est d’accompagner les dirigeants pour l’émergence d’un leadership africain moderne, durable et créateur de valeur.
Afrique IT News (AITN) : Pouvez-vous nous en dire plus sur le certificat Leadership & Entrepreneuriat, sur vos cours, ainsi que sur leur pertinence en Afrique francophone ?
Laurence Lehmann-Ortega : Le certificat Leadership et Entrepreneuriat est dispensé à des dirigeants désireux de donner une autre ampleur à leur carrière.
Cette année, le format est très original : il consiste en deux webinaires en ligne, aux cours desquels les élèves sont réunis dans une salle, alors que je donne mes cours en ligne. En raison de la crise liée à la Covid-19, c’est un format qui a vocation à être beaucoup utilisé dans les mois à venir. Ce dispositif reflète la manière de travailler promue par HEC Paris. Nous pensons que l’apprentissage vient du savoir que les professeurs transfèrent, mais aussi de ce que les participants s’apprennent entre eux. Pour cette raison, nous avons veillé à ce qu’il y ait un maximum d’échanges entre les participants.
En ce qui concerne le contenu, le dernier cours que j’ai donné à Abidjan portait sur les business models de plateformes. Pour l’illustrer, nous avons utilisé un exemple local : Moja Ride. Moja Ride est une entreprise ivoirienne qui vend de la mobilité. Le fondateur est en train de mettre en place une plateforme qui vise à assurer un système de paiement pour tous les systèmes de transports qui existent à Abidjan, dont ce qu’on appelle les « wôro-wôrô ». L’exemple de Moja Ride est un exemple typique. Le fondateur essaye de résoudre un problème du transport urbain récurrent dans les grandes villes africaines, où le transport public n’est pas forcément très structuré et efficace. Moja ride montre comment un acteur privé peut arriver avec des solutions.
Je suis fascinée par toutes les innovations de business models qui existent en Afrique, en particulier dans tous les pays d’Afrique subsaharienne. Ils ont, la plupart du temps, une dimension à la fois sociale et entrepreneuriale.
AITN : De manière globale, dans l’adaptation de votre cours à Abidjan, ce qui a été particulièrement intéressant, ce sont les exemples ?
Laurence Lehmann-Ortega : Exactement. Nous avons travaillé notamment sur ce cas-là qui est vraiment pertinent et qui est local. D’ailleurs, je vais faire de l’exemple de Moja Ride un cas formalisé, que j’enseignerai aussi dans mes cours « classiques » à HEC Paris.
AITN : Comment est-ce que votre cours s’inscrit au sein du certificat Leadership & Entrepreneuriat ? Quels sont ses apports spécifiques ? Et comment est-il lié aux autres modules ?
Laurence Lehmann-Ortega : Au cours de la semaine de formation, les participants ont réalisé un business game. A travers une simulation, ils ont découvert toutes les fonctions d’une entreprise et tous les liens entre la finance, le marketing, les opérations et toute l’approche stratégique. Le message est simple : quand on veut assurer la profitabilité d’une entreprise, on ne peut pas simplement se focaliser sur l’aspect client et ensuite sur les opérations. Il faut regarder les deux en même temps. Il faut bâtir une chaîne de valeur qui correspond à ce qu’on offre, pour réussir à générer du profit. C’est toute cette compréhension-là qui a été travaillée durant la semaine de formation.
AITN : En matière de business model, on entend surtout parler de l’approche canvas. Quelles sont les principales différences entre elle et celle que vous proposez ? Et qu’est-ce qui rend Odissey 3.14, votre approche, meilleure ?
Laurence Lehmann-Ortega : Je n’ai pas la prétention de dire que mon approche Odissey 3.14 est meilleure. Je dirais que les différentes approches sont complémentaires et que l’essentiel, c’est d’avoir une approche structurée, quelque qu’elle soit. Donc vous avez raison, il y a le business model canvas, mais il y a aussi des approches de design thinking, puis celle que j’enseigne (Odissey 3.14), et aussi l’approche « blue ocean strategy », très célèbre. Toutes ces approches ont leurs spécificités, et il est possible, lorsqu’on veut vraiment innover, de les utiliser toutes de manière complémentaire.
Avec ma collègue Hélène Musikas, nous nous positionnons comme professeures de stratégie et non d’entrepreneuriat. Nous nous intéressons donc particulièrement à la manière dont les entreprises existantes arrivent à réinventer un business model et travaillons de manière plus approfondie avec des entreprises existantes et avec des startups. Nous nous donnons pour mission de donner aux acteurs des entreprises existantes des clés pouvant les aider à repenser leur stratégie et leur business model en particulier.
Notre approche est basée sur les trois piliers du business model – la proposition de valeur, l’architecture de valeur et l’équation de profit – et propose 14 directions à explorer, avec de nombreux exemples d’entreprises qui ont mis en œuvre ces directions. L’objectif est de stimuler la créativité des entrepreneurs.
Nous utilisons d’ailleurs, dans notre approche, des éléments qui viennent d’autres approches. Par exemple, nous utilisons beaucoup la courbe de valeur de la stratégie « blue ocean ». Aussi, le concept de business model que nous utilisons est très proche du business model canvas. Toutes ces approches sont complémentaires, et je suis une grande adepte de la coopétition, et non de la compétition.
AITN ; Les frais du « Certificat Executive Leadership & Entrepreunariat » s’élèvent à 16 000 euros. Or, en Afrique, l’innovation et l’entrepreneuriat sont surtout une affaire de jeunes créatifs qui peinent à trouver du financement. Pour eux, cette somme serait, à priori, mieux employée dans la mise en œuvre et le développement de leurs projets. Qu’en pensez-vous ?
Laurence Lehmann-Ortega : Vous soulevez un vrai problème, qui est l’accès lié au coût. Est-ce qu’il faut mettre cet argent dans une formation ou le mettre dans le business qu’on est en train de créer ? Comme vous avez pu le voir, les participants à ce certificat sont en majorité des cadres qui travaillent en entreprise. On peut donc dire qu’il s’agit plus d’intrapreneuriat que d’entrepreneuriat. Ce sont des gens qui vont créer en interne et justement, c’est cette approche que nous abordons avec Odissey 3.14 : l’innovation peut aussi venir de l’intérieur de l’entreprise. Ainsi, ce sont souvent les entreprises qui financent la formation pour leurs salariés. Cela dit, je suis d’accord avec vous, le coût peut être un réel problème. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles HEC Paris et moi avons décidé de rendre Odissey 3.14 accessible gratuitement par le MOOC Coursera. Notre objectif, c’est aussi de rendre l’approche accessible au plus grand nombre.
AITN : A titre personnel, comment voyez-vous l’avenir de l’innovation en Afrique ?
Laurence Lehmann-Ortega : Je trouve de nombreux pays africains fascinants, et je pense que c’est l’innovation qui va vraiment booster le développement de tout le continent. De plus, les business models que j’y ai découvert ont très souvent une dimension sociale ou sociétale. L’exemple de Moja Ride est intéressant en ce que cette startup va contribuer à améliorer la mobilité, les transports urbains dans une ville comme Abidjan. Certains business africains nous offrent une superbe leçon : celle de dire qu’il est possible de résoudre les problèmes sociaux et environnementaux à travers l’innovation. Pour moi, ils sont une source d’inspiration inépuisable, notamment à travers cette dimension sociale qui est très présente.
AITN : Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Laurence Lehmann-Ortega : J’ai été très triste de ne pas pouvoir aller à Abidjan cette fois-ci. Chaque fois que j’y vais, je rentre énergisée. C’est tellement gai comme endroit, on sent un bouillonnement. Chaque fois que j’y vais, j’essaye de découvrir beaucoup de startups. De nombreuses choses sont en train de se créer. Je ne sais pas si toutes réussiront, je ne sais pas si Moja Ride sera un succès. Mais, en tout cas, je trouve ce foisonnement d’idées absolument stimulant.
Qui est Laurence Lehmann-Ortega ?
Diplômée d’HEC (Grande école 1993), Laurence Lehmann-Ortega a débuté en tant que consultante en stratégie, avant de se tourner vers l’enseignement et la recherche. Elle s’intéresse en particulier aux stratégies de rupture et à l’innovation stratégique, définies comme des innovations radicales portant sur le business model, notamment dans les entreprises établies et sans recours aux nouvelles technologies. Ses recherches plus récentes portent sur les innovations stratégiques répondant aux défis du développement durable, qualifiées d’innovations sociétales. Elle a publié plusieurs articles sur ces sujets dans les revues Long Range Planning, M@n@gement et Revue Française de Gestion. Elle est coordinatrice et co-auteur du Strategor, le manuel de référence en stratégie et a obtenu en 2010 le prix du meilleur cas pédagogique PME décerné par la FNEGE et Ariane. Elle a co-développé l’approche Odyssée 3.14 (Ré)inventez votre business model, décliné sous forme d’ouvrage en français publié chez Dunod, d’app-book et de MOOC.
Avant de rejoindre HEC, Laurence a été professeur associé au Groupe Sup de Co Montpellier. Elle a obtenu son doctorat de l’IAE d’Aix en Provence. Actuellement professeur affilié au département stratégie et politique d’entreprise à HEC Paris, elle enseigne la stratégie dans les programmes master de la Grande Ecole et d’Executive Education. Elle est par ailleurs directrice académique du Master Strategic Management de la Grande Ecole et de plusieurs programmes sur mesure d’HEC Executive Education.
Elle a obtenu en 2014 et 2016 le prix Vernimmen – BNP Paribas du meilleur professeur affilié de HEC.